Notre vie est ailleurs

Et si tout commençait bien avant le commencement. Quelque part ailleurs qu’entre les draps où mes parents se sont aimés. Oui, c’est évident, qu’on me dira. C’est évident que je suis le produit d’un paquet de circonstances. C’est peut-être pour ça que je me sens si petite, au fond : parce que je ne suis que le fruit d’une multitude d’accidents qui m’ont façonnée tranquillement à travers le temps. Des accidents, comme une collision entre deux corps qui s’aiment trop fort, tellement fort que tout finit par éclater. C’était ça, mes parents, ils se sont aimés avec trop de passion et n’importe comment, et un jour, ils en ont eu assez de ne faire que ça. À s’aimer sans relâche, on finit par s’effriter tranquillement. Ils s’étaient égarés dans leur amour et avaient oublié qui ils étaient l’un sans l’autre. Et maman s’est perdue dans un Montréal immense qui ne lui ressemblait plus.

Ses espadrilles s’usaient vite sur les trottoirs de la ville. Mais son ventre qui s’arrondissait et ses seins bien galbés ont eu raison de l’asphalte. Dans le chaos de la station Berri-UQAM, entre les soirées d’étude au département d’histoire de l’art, les séances photos avec papa, les vernissages, les 5 à 7 arrosés et sa passion amoureuse consommée entre les quatre murs de sa garçonnière sur Boulevard Maisonneuve, une étincelle de vie s’était accrochée aux parois de son ventre. L’histoire que je connais commence à ce moment-là, quand je suis arrivée comme un coup de poing dans les entrailles d’une étudiante d’Art contemporain, qui venait d’un petit village témiscamien. Je suis la conséquence d’un vent d’insouciance qui a enveloppé mes parents : un élan déraisonné qui m’a mise au monde par hasard. C’était à cause de maman et de ses grands cheveux blonds frisés, son chemisier blanc froissé, presque transparent, ses jeans délavés, un peu troués. J’ai vu la photo cachée dans son coffre à bijoux, celle que papa a prise il y a longtemps, dans le studio improvisé de son appartement d’Hochelaga. Tout est écrit derrière. L’adresse. La date. Un mot d’amour.

Approximativement neuf mois plus tard, j’ai plongé tête première dans la vie, et j’ai émergé d’entre les jambes de ma mère, vagissant et gesticulant comme tout nouveau-né bien programmé l’aurait fait. Le médecin m’a prise et posée sur le même ventre d’où je venais de sortir. J’étais couverte du sang maternel qui a continué de couler dans mes veines. J’imagine que papa a coupé le cordon ombilical. Ce jour-là, sans le vouloir, il s’est un peu coupé de nous. Il ne pouvait pas savoir.

La vie a repris son cours, à trois plutôt qu’à deux, et elle les a rattrapés. La vie, c’est un bébé qui braille sans arrêt et un appartement mal insonorisé dans un quartier où la nuit n’est marquée que par le soleil qui se couche. La vie, c’est les contrats de photos qui ne rentrent plus et le loyer qu’il faut payer. C’était ma vie qui s’immisçait dans la leur comme un séisme sur leur amour. Et les failles surviennent après les tremblements.

Le temps passait tranquillement et Montréal devenait de plus en plus gris. Ce n’était pas le ciel qui s’assombrissait, mais bien l’idylle que ma mère entretenait avec le centre urbain. Même les galeries d’art semblaient perdre leurs couleurs.

Maman a remballé ses pinceaux, ses grandes toiles et ses tubes d’acrylique. Elle a fait quelques valises et a téléphoné à grand-père en pleurant. Elle disait que l’amour, ça ne pouvait pas suffire, que c’était une erreur. Papa aussi, il pleurait. Il disait qu’il ne pouvait pas la suivre, que sa vie était ici.

C’était l’été avant que je commence l’école et je me souviens. Grand-père est arrivé, c’était un dimanche matin. Il a aidé maman à tout rentrer dans la voiture, les boîtes et les quelques valises. On déménageait, mais sans papa. Je le reverrais à l’été, qu’ils m’ont dit entre deux sanglots. Accrochée aux flancs de ma mère, je pleurais moi aussi. Elle nous arrachait à notre famille. « Notre vie est ailleurs, mon amour » qu’elle m’a chuchoté à l’oreille en couvrant mon visage de baisers douillets et salés. Les portières de la voiture ont claqué et j’ai regardé papa disparaître dans la grisaille de Montréal.